lundi 22 octobre 2018

mabrouk

illustration extraite de www.traidnt.net

Ce mot est fréquemment utilisé pour adresser ses félicitations (naissance, mariage…), avec parfois l’ajout de “alf” (mille) : alf mabrouk !
On l’emploie également à l’occasion de l’aïd (aïd mabrouk !).
Ou bien lorsque l’on félicite quelqu’un… pour ses nouvelles chaussures ! (mabrouk 3alâ l-ardh ! - مبروك لى الارض)
Littéralement, le mot signifie : ayant fait l’objet d”une “baraka” (bénédiction divine). D’où la réponse usuelle : Allâh yebârak fîk (au féminin : fîki) ! Que Dieu te bénisse ! (الله يبارك فيك)

samedi 20 octobre 2018

choukrân(e)

Marché en Égypte, par Leopold Carl Müller
On ne présente pas ce mot archi-connu. Il est utilisé quasi spontanément par un étranger, quand bien même ignorerait-il tout de la langue du pays arabophone où il se trouve, dès lors qu’il souhaite exprimer un remerciement.

Les variantes égyptiennes du mot sont par contre moins connues : moutchakker (au singulier - bien marquer le double “k”), moutchakkerîn (au pluriel), moutchakker(în) ‘awî (merci beaucoup), alf choukr (merci mille fois)...

La réponse qui peut être apportée à ce remerciement : lâ choukra 3alâ wâguib !
- لا شكر على واجب - (pas de merci pour une obligation… il n’y a pas de quoi ! - bien noter : "lâ choukra" et non "lâ choukrân-e"). Ou encore : al-choukr (pron. : ach-choukr) lil-Lâh ! (merci à Dieu).

Lorsque l’on décline une offre ou une invitation, utiliser lâ ! choukrân ! (non ! merci ! comme no ! thanks ! en anglais). Sinon, sans le “lâ !”, cela signifie ou pourrait signifier que l’on accepte, et que l’on remercie par anticipation.

vendredi 19 octobre 2018

mafich

Saad Zaghloul : "Mafîch fâyda"

mafîch ( مفيش) ou mâ fîch (ما فيش) : un mot que les étrangers assimilent vite, en le faisant d’ailleurs souvent rimer avec bakchich !

“Maintenant vient le moment difficile. Un grand silence ; il faudrait causer, mais que dire ? Je ne sais que trois mots d'arabe, et mafich, rien, encore moins emshi, va-t’en -, ne seraient bien placés ici. Tant pis ! il faut que taïb, l’adjectif admiratif, fasse tous les frais.” (Blanche Lee Childe, Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, 1883)

“Règle générale, les Anglais payent plus cher que les Français ; aussi avons-nous toujours soin de dire : Mafich Englesi, ana Françaoui ; à quoi l'on répond : Bono Françaoui, bono.” (Mag Dalah, Un hiver en Orient, 1892)

“La vue de l'album les attire ; en un instant ils sont devant nous et sur nos épaules, faisant en arabe mille questions qui, grâce au mot de bakhchich, fond du langage, deviennent de plus en plus intelligibles. “Mafich !” répond-on et l'on ferme l'album.” (Arthur Rhoné, L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois, 1910)

Employé seul, ce mot (simple ou composé) mafîch ( مفيش) ou mâ fîch (ما فيش) signifie : il n’y a pas ; il n’y a rien...

Dans des locutions, il traduit une négation ou l’inexistence de quelque chose :

mâ-fîch hâga gâya fî l-sikka (ما فيش حاجة جاية في السكّة) : litt. “il n’y a rien qui arrive sur la voie” (en réponse à une question pour savoir si une femme est enceinte ou non)

mâ fîch mouchkila (ou pl.: machâkil) (ما فيش مشكلة - مشاكل) : No problem ! Il n’y a pas de problème(s) ! en conclusion d’un accord…

mâ fîch minka(i) ithnayn (ما فيش منك اِثنين) : tu n’as pas de double, tu es unique (compliment adressé)

mâ fîch kedah (ما فيش كده) : il n’y a pas mieux que cela

mafîch fâïda (مفيش فايدة) : il n’y a rien à faire, sans solution (expression empoyée, lors de son exil à Malte, par le leader égyptien ayant lutté pour
l'indépendance de l'Égypte)

mafîch (mâ fîch) kalâm (مفيش كلام) : il n’y a pas de mot (pour traduire quelque chose de fort, d’extraordinaire, de surprenant) ; il n’y a plus rien à dire ! c’est comme cela, un point, c’est tout !

jeudi 18 octobre 2018

balâsh


Reprenant le titre d’une chanson interprétée par le grand Mohamed Abdel Wahab, le réalisateur égyptien Ahmed Amer a intitulé son dernier film, sorti en décembre 2017, "Balâsh Tebosni" (“Ne m'embrasse pas”), une comédie tournant en dérision le tabou du baiser dans le cinéma égyptien contemporain.

Le mot balâsh est très fréquemment utilisé dans le parler égyptien, soit seul (éventuellement précédé de “yâ”), signifiant une négation, un refus, une absence de contrepartie, soit dans des locutions courantes. 

Par exemple :

balâsh ar3 (بلاش ارْع) : lorsque l’on ne croit pas en une certaine parole ou que l’on n’est pas convaincu

balâsh al-lawn al-ghâmiq da (بلاش اللون الغامق ده) : lorsque l’on essaie de consoler quelqu’un, de l’aider à sortir de sa tristesse

balâsh al-noubâ di (بلاش النوبادي) : pas cette fois-ci !

balâsh kalâm fârigh (بلاش كلام فارغ) : ça suffit la plaisanterie ! assez de “paroles creuses” !

mercredi 17 octobre 2018

baladi

'aish baladi
Ce mot, employé comme substantif, fait inévitablement penser à la chanson dédiée à l’Égypte, interprétée par Dalida : Helwa Ya Baladi (Mon Beau Pays).

Employé comme adjectif, il signifie : typique, relatif au pays, traditionnel, authentique, d’origine locale… et, selon ces diverses acceptions, est d’un usage très fréquent. On parlait ainsi autrefois de coudée baladi, variant entre 0 m 575 et 0 m 583, dans le système métrique égyptien. 

Aujourd’hui, l’adjectif se retrouve notamment dans le ‘aish baladi (عيش بلدي - pain sous forme de galette ronde et plate), la salata baladi (سلطة بلدى - mélange de tomates, concombres et oignons), le makouagui baladi (مكوجي بلدي - repasseur "au pied"), la musique baladi (parfois qualifiée de “blues égyptien”) avec son complément : la danse baladi (ou plus simplement : le baladi), ces deux expressions de la culture populaire ayant une renommée bien au-delà des frontières égyptiennes.

lundi 15 octobre 2018

nokta

L'humour égyptien, façon Gamal Abdel Nasser
 
Le mot arabe noukta - bon mot, mot spirituel, dicton, sentence - serait-il issu de la racine nakata, qui signifie “jeter quelqu’un avec violence par terre ; avoir la tête penchée et les yeux fixés sur le sol” ? Peut-être.

Il est bien connu en tout cas que les célèbres nokat (pluriel de nokta) sont l’une des expressions favorites de l’humour considéré comme une seconde nature pour les Égyptiens. En toutes circonstances, ils savent inventer ou reprendre à leur compte ces bons mots, qui leur offrent l’opportunité d’une pirouette de langage ou leur permettent au besoin de faire un pied de nez à une réalité parfois contraignante, voire dramatique.

“La nokta dans le parler des gens, écrit Amr Helmy Ibrahim dans la ‘Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée’ (1995), c’est le trait épicé, comique, la parole agréable qui touche l’esprit et le réjouit. (...) L’origine du sens de nokta dans la langue, c’est l’effet, la conséquence du retournement de la terre. (...) Si la nokta égyptienne est souveraine, c’est d’abord par ce que l’on pourrait qualifier d’excès de lucidité. Cet excès où tout membre authentique de la communauté reconnaît à la fois une vérité indiscutable et un danger irrémédiable, donc l’urgence d’en rire avant d’avoir à en pleurer.”

Dans son Voyage en Égypte, 1935, Eugène Fromentin notait, à propos des Égyptiens : “Ce peuple est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire, incroyablement gai dans sa misère et son asservissement. Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient. Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues, leur bouche toujours entrouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques, sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté, de l'insouciance, de la joie tranquille.”

Quant à Robert Solé, dans son Dictionnaire amoureux de l’Égypte (Plon, 2001), il décrit cette philosophie du quotidien en ces termes : “Rire - et d’abord rire de soi - est (...) une manière de ne pas pleurer. Quand les embouteillages bloquent le centre du Caire, on se résigne à emprunter le boulevard périphérique, mais après l’avoir surnommé “le cap de Bonne-Espérance”... Les Égyptiens ont l’art de transformer leurs difficultés ou leurs frustrations en histoires drôles, ces fameuses nokat (...) que l’on se raconte avec délices, parfois sous le manteau, et qui courent de ville en ville. Rien de tel pour lutter contre la dépression collective. En 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours et de l’humiliante défaite arabe, on a assisté à une telle floraison de blagues politiques que Gamal Abdel Nasser est intervenu publiquement : “Il faut faire attention, car nos ennemis pourraient en profiter.” (...) La nokta, comme le remarque la sociologue Ghislaine Alleaume, c’est “la réponse de l’historiette à l’Histoire”. Ou encore, selon Berto Farhi, “la lutte des faibles contre toutes les oppressions”. Il y a dans la nokta une manière déguisée d’exprimer une opinion politique, de refuser l’incurie et les excès du pouvoir. Les Égyptiens ont tendance à se moquer d’eux-mêmes et rarement des autres peuples : dans une anecdote mettant en scène plusieurs chefs d’État, c’est toujours le pharaon qui est ridicule. Mais ils s’acharnent gentiment sur leurs compatriotes du Sud, appelés Saïdiens, comme les Français le font pour leurs voisins belges.”

“Les Égyptiens sont les rois de la nokta, cette blague trempée dans l'acide, caustique, mordante, typique de leur humour gonflé à l'énergie du désespoir.“ (Claude Guibal et Tangi Salaün, L’Égypte de Tahrir, anatomie d’une Révolution, 2011)

dimanche 14 octobre 2018

yalla !



C’était le mot fétiche de sœur Emmanuelle (1908-2008) qui en 1971, à l'âge de 63 ans, s’était installée dans le bidonville d'Ezbet el-Nakhl, parmi les chiffonniers du Caire.
Il a été repris, en l’honneur de la “religieuse en baskets”, par une chanson de Calogero :

Yalla yalla yalla yalla
Elle m'emmène avec elle
Je t'emmène avec moi
Yalla
Tu trouveras le soleil
Dans le cœur des enfants

Quelle est l’origine de ce mot que l’on peut entendre très fréquemment dans le parler égyptien ? On y a vu “Ya Allah !”, formule implorant l’aide divine pour toute démarche de la vie quotidienne. Pourquoi pas ? Mais je n’ai trouvé aucune explication réellement fiable pour justifier cette étymologie...
 

Dans son Manuel d’arabe égyptien, 1964, Jacques Jomier écrit : “L’expression yalla est employée très fréquemment. Un receveur d’autobus la criera au chauffeur pour lui dire de démarrer. C’est une invitation au mouvement qui équivaudra suivant les cas à : vas-y, allons-y, allez-y. Elle est familière, sans rien de péjoratif. Mais lorsqu’elle est accompagnée de certains mots, elle devient sèche et même brutale : yalla barra ! “Allez ! Sortez !” ; yalla (e)mshi ! “Allez ! F...ez le camp !” (litt. marche, pars). Elle est simplement sèche lorsque des enfants vous entourent et vous importunent désagréablement et qu’on leur dit : yalla ! balash dawsha ! “Allez ! Filez ! Finissez ce bruit !” (ce bruit qui peut être simplement leurs paroles importunes).”

samedi 13 octobre 2018

galabeya





Portée par les hommes et les femmes (parfois également par les touristes à l’occasion d’une ‘party’), la galabeya (gallâbiya) est un vêtement traditionnel dans les pays du Maghreb (où elle est appelée ‘djellaba’ et comporte souvent un capuchon), au Soudan... et, bien sûr, en Égypte, particulièrement dans les zones rurales du Saïd.

“Aucun fonctionnaire, précise Robert Solé dans son Dictionnaire amoureux de l’Égypte (2001), ne pourrait se rendre à son travail en gallabeya. Ce vêtement n'est porté que par des ruraux, des ouvriers, des domestiques ou des hommes de religion. Il s'agit d'une tunique en cotonnade, sans col, fendue sur la poitrine et tombant jusqu'aux chevilles. Les manches, longues et évasées, peuvent être garnies de broderies, comme les parements du col. Souvent blanche ou bleue, la gallabeya se fait plus sombre et plus épaisse en hiver. (...) Portée par des femmes, la gallabeya peut se confondre avec une robe. On la rencontre partout à la campagne, où les villageoises ne sont pas converties à la jupe, et encore moins au pantalon. Seules les veuves et les personnes âgées s'en tiennent à la couleur noire. Les jeunes femmes se permettent des gallabeyas fleuries ou étroites, presque moulantes. Les plus élégantes s'en offrent de transparentes, au-dessus d'une robe imprimée.”
 

Dans Mœurs et coutumes des fellahs, Payot, 1933, Henry Habib Ayrout, apportait quelques détails supplémentaires : “La galabeyya constitue la pièce principale (du) costume (du fellah). C'est une tunique bleu-indigo ou blanchâtre, en cotonnade, une sorte de chemise sans col et sans ceinture, fermée jusqu'au sternum et tombant jusqu'aux chevilles. Les manches sont longues et la coupe plutôt ample. Entr'ouverte sur la poitrine, elle laisse apercevoir les boutons noirs et les raies d'un gilet. Pour travailler, le fellah retrousse sa galabeyya au-dessus des genoux, ou la relève jusqu'à la ceinture en forme de blouse, ou bien il l'ôte, la plie et la met à l'abri, en attendant de l'employer comme oreiller pour sa sieste. Il apparaît alors en blanc : un vaste caleçon, retenu sur les hanches par une cordelette, lui couvre les mollets ; un gilet revêt la chemise dont les pans flottent à mi-cuisses sur le caleçon. Mais il fait trop chaud. Alors le fellah ôte son gilet et même sa chemise et travaille le buste nu.”

vendredi 12 octobre 2018

khalâs !

photo extraite du site istockphoto.com
Ce mot a beau ne pas être admis dans le dictionnaire du Scrabble, il n’en est pas moins l’une des clés du parler égyptien.
Son origine linguistique revêt une réelle noblesse (“salut”, “délivrance”), et son impact est souligné par la prononciation que l’on se doit de lui réserver avec le “kh” initial (خ), si typique de la langue arabe, et le “s” emphatique final (ص).
Dans un court développement publié dans stepfeed.com, Leyal Khalife expose cinq situations où le mot “khalâs” est de mise : une façon de dire poliment à quelqu'un de se taire ; mission accomplie après une période de travail épuisante consacrée à une tâche particulière ; une sorte d’accord-désaccord quand on est à bout d’arguments dans une discussion vouée à l’échec ; la fin de quelque chose, généralement quelque chose de grand, de très important ; quand on souhaite désespérément que quelque chose d’ennuyeux, de gênant s'arrête.
Ça suffit ! arrête ! assez ! non merci ! basta ! Telle est donc, dans un comportement relationnel, la signification de “khalâs” : une façon à la fois non agressive, mais très explicite, de (vouloir) se libérer d’une situation qui a suffisamment duré ou à un agacement auquel l’on souhaite, aussi poliment que possible, mettre fin.

mercredi 10 octobre 2018

bokra


Bokra : un mot passe-partout. Un mot plein de sous-entendus, qui peut, sous des airs de politesse, servir de paravent à tout engagement solide, à toute promesse.

Le Dictionnaire arabe-français de Kazimirski (1860) donne du mot bukra la définition suivante : “Aube du jour, grand matin”.

Aujourd’hui, dans le parler égyptien, souvent accompagné de la formule rituelle “in châ’ Allah”, il signifie “demain”. 

Mais la portée de ce mot peut aussi être plus floue : “À une demande qui lui est faite, écrit Robert Solé dans son Dictionnaire amoureux de l’Égypte (Plon, 2001), un Égyptien pourra répondre bokra (demain). Pourquoi ne pas remettre à demain ce qu’on n’est pas obligé de faire aujourd’hui ? C’est aussi une manière de renvoyer une affaire aux calendes grecques : bokra peut signifier ‘jamais’.”

Une variante du mot est courante en Égypte : “bokra fî l-meshmesh”, littéralement “Demain dans l’abricot”. Autrement dit : Quand les poules auront des dents ! 

Se substituant à un “non” franc et direct, mettant fin à toute négociation, cette formule laissant planer un très vague et souvent illusoire espoir de satisfaction à une requête est une illustration de l’“adab” (bonne éducation, politesse, civilité) par laquelle la civilisation égyptienne traduit sa singularité.

lundi 8 octobre 2018

khawâga

photo datée de 1880 - auteur mon mentionné
Tout étranger en terre d’Égypte a droit, à un moment ou à un autre lorsqu’on l’interpelle, au terme de “khawâga”, sur un ton habituellement amusé.
Ce mot pourrait se traduire, écrit Robert Solé dans son Dictionnaire amoureux de l’Égypte (Plon, 2001), par “Monsieur” ou, mieux encore “Monsieur pas comme moi” : “Il exprime, selon les circonstances, une marque de déférence, une prise de distance ou une forme de dérision.”

Selon le Dictionnaire arabe-français de Kazimirski (édité en 1860), le mot est d’origine persane et il “s’emploie, en arabe, comme terme de politesse donné aux habitants des villes, aux négociants, aux précepteurs et aux simples bourgeois ; il équivaut à Monsieur.”

Dans son étude “Des khawaga au Caire à la fin du XIXe siècle. Éléments pour une définition” (revue Égypte/Monde arabe, Le CEDEJ, 1992), Jean-Luc Arnaud précise que, pour l’époque de référence, le terme “khawaga” est réservé à une minorité d’origines diverses : “Être khawaga au Caire à la fin du XIXe siècle, c'est non seulement faire partie d'une minorité, mais c'est surtout appartenir à plusieurs minorités à la fois. Minorité confessionnelle d'abord. Il faut être chrétien ou juif et, à l'intérieur même de ce groupe, c'est aussi une minorité qui l'emporte : il vaut mieux être de confession grecque-catholique pour prétendre au titre de khawaga. Minorité économique ensuite : il faut être propriétaire foncier, et pas des moindres - 2.000 m2 dans le quartier le plus cher du Caire équivalent à plusieurs dizaines de feddan de terres agricoles. Enfin, alors que les importants propriétaires fonciers bénéficient le plus souvent d'un titre de notabilité, ce sont ceux qui n'en portent pas qui se voient qualifiés de khawaga. Être chrétien ou juif, détenir un important capital foncier et ne pas bénéficier d'un titre officiel de notabilité, telles sont donc les conditions requises pour accéder à cette minorité qu'on appelle les khawaga à la fin du XIXe siècle.”

Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment interpréter le terme de “khawâga” dont peut s’entendre qualifier toute personne dont le comportement n’est pas, à l’évidence, celui d’un fils du Nil ? Lisons, à nouveau Robert Solé : “Le khawaga est un étranger, en tout cas quelqu'un qui n’est pas considéré comme tout à fait égyptien. Quoi qu'il fasse, il sera toujours d’ailleurs. On a longtemps appliqué ce qualificatif aux Européens, mais aussi à des non-musulmans des classes moyennes ou supérieures vivant dans la vallée du Nil, même s'ils étaient coptes ou naturalisés : juifs, chrétiens d’origine syro-libanaise, Grecs ou Arméniens.”

dimanche 7 octobre 2018

maalesh

photo : Marc Chartier
“Vocable essentiel du dialecte égyptien, à la fois synonyme de “tant pis”, “c'est comme ça”, “ce n’est pas grave”, plombé de fatalisme, utilisable aux fins les plus futiles comme les plus graves, ponctuant toutes les conversations.” (L'Égypte de Tahrir. Anatomie d'une révolution, Claude Guibal, Tangi Salaün)

“Maalesh (ça ne fait rien, tant pis, dommage) : ce mot a aussi valeur d'excuse. C'est souvent une réponse déconcertante pour les Occidentaux. Tout est propos à un maalesh : rendez-vous manqué, petit accrochage en voiture, travail mal fait. Restez zen, car ce simple petit maalesh n'est pas toujours facile à comprendre.” (Guide du Routard, 2018/19)


Plus que dans l’ouvrage (fort critiqué) de Jean Cocteau (Maalesh, journal d’une tournée de théâtre, Gallimard, 1949), c’est dans le Dictionnaire amoureux de l’Égypte, de Robert Solé, que nous trouvons la (les) véritable(s) signification(s) de ce mot. Un mot incitant, selon les circonstances, à rester zen, compréhensif ou fataliste : “Ce mot passe-partout est né de la contraction de trois autres : ma (il n'y a pas), aleh (sur lui) et shai (une chose), pour devenir un mot-valise. (...) L’acception la plus courante reste “ce n’est pas grave”, “ce n’est pas important”, “ça ne fait rien”. Maalesh traduit ce mélange de désenchantement, de fatalisme et de résignation qui caractérise souvent les Égyptiens : “tant pis, c'est ainsi”. On fait le dos rond, en attendant que la tempête passe. Mais c'est aussi la quintessence de la souplesse orientale signe de tolérance et de sagesse, un splendide témoignage de civilisation et de culture.”

samedi 6 octobre 2018

bakchich


“Le mot de ‘Bagchich’, écrit en 1866 le baron van Octave Ertborn dans Souvenirs et impressions de voyage en Orient, est déjà revenu à plusieurs reprises sous ma plume, et quoique presque tous les voyageurs en aient parlé, il joue un rôle si important en Orient, que je ne puis résister à la tentation d'en dire quelques mots. Il vous précède avant de débarquer, vous accompagne pendant tout le voyage, et c'est le dernier bruit qui vient frapper vos oreilles, lorsque vous quittez ces contrées ; c'est la buona mana des Italiens, tous ceux qui vous ont rendu quelque service le répètent à satiété, et lorsque mécontent vous prononcez la phrase terrible de Mafich bagchich, pas de récompense, ils restent atterrés et comme frappés de stupeur. Il vous fraie toutes les routes, il fait plier toutes les résistances, et les lieux les plus sacrés de l'islamisme sont à présent foulés par les chrétiens, grâce à l'influence prépondérante du bagchich ; ce n'est pourtant pas uniquement l'appât du lucre qui stimule les Orientaux, mais le bonheur de faire un petit gain, à l'abri du fisc ; ils sont en outre si sobres que la plus modeste pièce de monnaie leur donne leur pain quotidien ; ils vivent au jour le jour sans souci du lendemain, quoique d'un naturel beaucoup plus actif que la plupart des peuples du midi.”
Une année plus tard, l’industriel collectionneur d'objets d'art Émile Guimet relate pour sa part sa mésaventure, dans ses Croquis égyptiens : journal d'un touriste : “C’est le moment de la distribution des bakchichs et j'ai l'imprudence de faire le généreux avec Abdallah qui a gravi en cinq minutes la seconde pyramide ; je lui avais promis cinq francs, je lui en donne dix. Il paraît dans le ravissement, mais les autres qui avaient reçu sans rien dire des étrennes plus modestes se mettent à gémir, à supplier, à demander encore. Je suis obligé de leur dire des gros mots en arabe. Ils se calment, mais ne s'en vont pas et me gardent à vue.”
Raoul Lacour, enfin, dans son ouvrage L'Égypte d'Alexandrie à la seconde cataracte (1871), élargit la portée de cette pratique du “bakchich”, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Égypte : “Bakchich, c'est le premier mot arabe qui frappe l'oreille du nouveau débarqué. Les Français ont le pourboire et le pot-de-vin, les Allemands le trinkgeld, les Italiens la mancia, les Égyptiens le bakchich. Mais le bakchich d'Égypte a un sens plus large, et est d'un usage bien plus fréquent que ses congénères d'Europe : on donne deux piastres de bakchich à son ânier, Ismaïl a donné dix millions de bakchich à Fuad-Pacha. Tout se fait en Égypte par et pour le bakchich. Aucun fonctionnaire ne résistera à un bakchich proportionné au passe-droit demandé, et nul employé ne se donnera la peine de faire son devoir, si son zèle n'est stimulé par le bakchich. La douane, la répartition de l'impôt, la conscription, la justice, tout cela, affaire de bakchich. Le douanier reçoit le bakchich et laisse passer la marchandise ; le gain du procès est à celui des deux plaideurs qui donne le plus fort bakchich ; le cheik-el-beled fait peser l'impôt sur ceux dont il n'a rien reçu, et désigne leurs enfants pour l'armée ; s'il a palpé le bakchich, il dégrève le propriétaire et laisse l'enfant à sa famille. Il y a bien certains pays où, sous une autre nom, le bakchich existe ; mais il se cache, il est honteux, il craint l'éclat, la discussion de la presse, quelquefois même il a à redouter la sévérité des tribunaux. En Égypte, il se donne et se reçoit en plein jour, il est tout-puissant, il règne ! - Bakchih est roi, Ismaïl-Pacha n'est que vice-roi.”
Avec sa connotation diversifiée d’aumône, de pourboire, de cadeau ou de pot-de-vin, le bakchich est, dans un contexte égyptien, une pratique extrêmement courante, qu’elle soit considérée comme un acte pieux, un réflexe de savoir-vivre ou une réponse aux sollicitations d’une “économie encore largement informelle”.
Quoi qu’il en soit, retenons les propos nuancés d’un fin observateur de l’Égypte contemporaine : “Dans beaucoup de pays en développement, les salaires sont parfois si bas, et les inégalités sociales si criantes, qu’un bakchich peut aller de soi. Quand on sait ce que représente un dollar pour des gens modestes, il n’est pas étonnant que les mains se tendent, surtout devant l'étranger. Les Européens sont moins à l'aise pour s’en plaindre ou s’en gausser depuis que la mendicité a envahi leurs propres villes.” (Robert Solé, Dictionnaire amoureux de l’Égypte, Plon 2001)

dahabieh

photo Lachenal & Favre ? circa 1865
 “Pour bien jouir du voyage, il faut la dahabieh. Dans la dahabieh on est chez soi et tout à ses impressions. On s’arrête, on descend, on chasse, on visite les villages, on ne quitte les monuments que quand on s’en est suffisamment pénétré. Peut-être est-on quelquefois trop à la merci du vent ; mais on ne doit s’embarquer sur la dahabieh que si on a du temps devant soi. On voit par là qu’aux voyageurs qui veulent vraiment voir l’Égypte, la connaître et en profiter, nous recommandons la dahabieh. (...) Par la force des choses, le voyage en dahabieh est ainsi devenu, à l’époque pressée où nous sommes, un voyage de luxe ; le bateau à vapeur est pour tout le monde. C’est l’Égypte qui y perd, car on l’apprécie moins.
Tels étaient les conseils d’Auguste Mariette dans son ouvrage “Itinéraires de la Haute-Égypte comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte “(1880)
En écho à de telles recommandations, Gabriel Charmes, dans "Cinq mois au Caire et dans la Basse-Égypte” (1880), vantait les avantages de ce “charmant procédé” et de cette “délicieuse” manière de remonter le Nil au lieu de s’empiler “sur un bateau avec une centaine d'Anglais et d'Anglaises”, pour “descendre tous ensemble aux mêmes stations, admirer pendant un nombre de minutes déterminé les mêmes monuments, se sentir toujours serré, pressé par la foule, n'avoir jamais la liberté de ses mouvements et de ses impressions”. Puis d’ajouter : “Quoi de plus odieux dans un pays qui semble fait pour la contemplation solitaire, pour les méditations tranquilles et prolongées !
Une quarantaine d’années plus tôt, le guide Murray recommandait vivement aux touristes attirés par ce moyen de déplacement d’ “immerger la dahabieh la veille du départ afin de la débarrasser des rats et de la vermine, puis d’embarquer depuis la rive opposée en s’assurant que les rats n’en faisaient pas autant” ! Puis il poursuivait avec des considérations plus optimistes et élogieuses, les conditions de confort ayant sans doute fait ultérieurement l’objet de nettes améliorations à destination de “riches oisifs, pour qui l’argent n’est pas un problème”. Les embarcations proposaient ainsi à leurs passagers “le superflu le plus onéreux : de la vaisselle en porcelaine ou en cristal, des miroirs, des bibliothèques et des tapisseries flamandes”. Il est même précisé que l’égyptologue romancière Amelia Edwards, auteure de “A Thousand Miles Up the Nile”, disposait de fleurs fraîches en permanence et d’un piano dans le salon du bateau.
 
Nombreux furent les dignitaires, savants et égyptologues à avoir recours à une dahabieh pour leurs déplacements en Égypte. Certaines de ces embarcations sont restées célèbres : l“Italie” de Bonaparte (luxueusement aménagée, elle sera offerte par le futur empereur à Desaix pour son expédition en Haute Égypte) ; celle offerte à la France par le khédive Ismaïl Pacha à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 ; la “Sammanoud” de Mariette ; la “Seven Hathors” de Charles Edwin Wilbour… 
Quelle est l’origine de ce bateau propre à l’Égypte ? Précisément parce qu’il est typiquement égyptien, il est parfois relié à la période pharaonique au point que la barque solaire de Khéops serait la première forme de dahabieh connue. Il était également, lit-on, utilisé par les préfets durant l'Égypte romaine. Puis ce fut au tour des souverains mamelouks de donner à ce moyen de transport ses “lettres de noblesse”, à tel point qu’ils lui inventèrent son appellation utilisée jusqu’à nos jours : “dhahabiya” (“dorée”, de la racine arabe “dh-h-b”, signifiant ici “or” plutôt que “aller”). Rien de précis toutefois dans cette étymologie, le mot “dhahabiya” n’existant que comme adjectif qualificatif, et non substantif, dans les dictionnaires arabes. Lors des cérémonies qui accompagnaient autrefois l’ouverture du “khalij” (canal relié au Nil), lit-on dans “Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque du roi” - 1787, le Sultan “montait avec les personnes de sa suite les plus distinguées, dans la première de deux barques nommée “harraka”, (alors que) l'autre qui portait le nom de “dhahbia” était pour le reste de son cortège”. 
Bateau équipé de deux mâts et de voiles latines, avec une étrave longue et effilée, de dimensions moyennes de 30 m de longueur pour une largeur d’environ 6-7 mètres et à faible tirant d’eau, la dahabiyeh est restée jusqu'à l'apparition des bateaux à vapeur le seul moyen de transport pour toute personne souhaitant faire un voyage sur le Nil. Il fallait quarante jours pour faire le Caire - Louxor aller-retour (cinquante jours si l’on prolongeait jusqu’à Assouan). Puis les bateaux à vapeur de Thomas Cook Ltd ont réduit cette durée à 28 jours. Au début du XXe siècle, le train a lui aussi commencé à rivaliser avec le bateau à vapeur, reléguant les dahabiyehs aux voyages d’agrément et de luxe. 
Cette manière de remonter le Nil est délicieuse, écrivait Gabriel Charmes ; c'est la seule qui puisse convenir à une imagination tant soit peu poétique ; mais, comme on ne va qu'à la voile, à la corde ou à la perche, le voyage est long ; il dure un mois et demi, parfois deux mois. Or, on passe avec bonheur deux mois sur le Nil, mais à la double condition de n'être pas tout à fait seul et d'avoir des compagnons de route avec lesquels on soit en parfaite conformité d'humeur, d'idées et de sentiments. 
Deux mois sur le Nil... On croit rêver ! Et l'on sait que le rêve, même écourté, est possible.

article publié dans "égyptophile" : voir ICI

vendredi 5 octobre 2018

chadouf

dessin d'Eugène Fromentin (1820-1876)
Il fait tant partie du décor de la campagne égyptienne qu’on le voit décrit dans maints ouvrages. Système de levage à bascule, selon le principe du balancier avec contrepoids, le chadouf (ou shadouf) est utilisé pour puiser l’eau du Nil ou d’un point d’eau aux abords d’une zone de plantation à irriguer.
Le mot arabe shâdûf est (sans doute) dérivé de shadif, qualificatif signifiant grand, haut, qui penche d’un côté plus que d’un autre par suite de la fatigue ou d’une surcharge (à propos d’un cheval). 
Ce système rudimentaire était utilisé en Mésopotamie au troisième millénaire avant notre ère, avant de faire son apparition en Égypte à partir du Nouvel Empire.
Fin observateur des mœurs et coutumes des fellahs (titre de son ouvrage publié en 1938), Henry Habib Ayrout propose cette description : "Ainsi, pour élever l'eau basse de trois mètres, le fellah emploie un moyen aussi primitif que simple : il fiche en terre, au bord de la rivière, deux pieux hauts de 1 m. 20 environ et distants de 1 mètre ; il joint leur sommet par une branche horizontale, comme on fait pour établir un but de football. Au milieu de cette traverse, joue un levier plus ou moins droit de 3 mètres environ, terminé à son petit bras par une grosse pierre ou un paquet de terre durcie et au long bras par une tige tombante de 2 m. 50 environ au bout de laquelle est accroché le récipient : panier, seau ou bidon. Tout cet appareillage, le fellah le place dans l'axe de la rigole à remplir. L'installation faite, debout sur la plate-forme aménagée à mi-hauteur de la falaise, le travailleur abaisse le levier en tirant sur la tige jusqu'à ce que le seau plonge dans l'eau et se remplisse ; une légère poussée en haut, accentuée par le retour du contrepoids, fait alors remonter le récipient juste au-dessus de la rigole où il est renversé. Tous ces mouvements se font lentement, scandés dans le rythme d'une mélopée : leur variété semblerait diminuer l'effort et, cependant, plus que les autres, ce travail fait gémir le fellah. La tristesse de son chant l'aurait déjà laissé deviner mais ceux qui ont eu la patience de recueillir les paroles de l'une ou l'autre de ces mélopées nous en donnent la certitude."
Voici quelques exemples de ce que Pierre Loti qualifie de “mélopée”, accompagnant les grincements du bois mouillé, et Maxime Du Camp, de “chant plaintif de ces malheureux que nul repos ne délasse” :

"Shawâdîf,
Leurs liens sont en fibre de palmier,
Leurs seaux en peau de chèvre ;
C'est aux temps anciens qu'il inventa les shawâdîf,
Le bienheureux Salih Zabadi."

"As-tu décidé de m'étrangler, ô Dieu ?
Détache le nœud !
[Sur moi] ne pleure ni mère
Ni tante,
Ni sœur."

"Depuis l'aube je peine et mes bras sont rompus.
Qui ne connaît que toi gémit dans la tristesse.
Ô faix de mon destin, tu retombes sans cesse,
Il faut qu'on te relève et toujours que je tire.
Hissa ho !
Que ta coupe est pesante, ô chadouf de malheur !”

bawab

Photo extraite de Fickr/Yosita - http://flickrhivemind.net/Tags/bawab/Interesting
Mieux vaut l’avoir avec soi que contre soi ! C’est ce que l’on dit et lit fréquemment. Généralement vêtu de la traditionnelle galabeyya et d’un turban, fidèle en cela aux traditions de sa Nubie ou de son Soudan d’origine, il a pour outil de travail… un siège, du simple tabouret à la guérite. Ajoutez des oreilles, des yeux et une langue. Éventuellement, un bâton et un chasse-mouches.
Sa fonction, ses fonctions plutôt : surveiller les entrées et sorties d’un immeuble. Nettoyer l’escalier. Dissuader et éloigner les importuns. Jeter un peu d’eau sur la chaussée devant l’entrée de l’immeuble pour neutraliser la poussière. Sur demande et moyennant bakchich : garder et laver les voitures. Monter les courses à l’étage. Effectuer de petites réparations. Aider à trouver une location d’appartement (n’oubliez pas la commission !). Faire le point avec ses collègues de proximité sur la vie du quartier. Au besoin, donner quelques indications utiles à la police. Répondez ou non à ses questions, de toute façon, il finira par avoir la réponse. 
Bref, il sait tout. Ou presque tout. Il voit tout. Il entend tout. La rue lui appartient, avec ses grands et petits potins. Le moindre mouvement habituel ou suspect dans la vie de “son” immeuble est noté, interprété. Fonction ou commodité oblige, souvent, il loge sur place, dans un réduit. Toujours attentif, sa vigilance prenant parfois des airs de somnolence, mais ne vous y trompez pas ! Il ne dort que d’un oeil."Nous savons tout, affirme Mohammed Hassan, 25 ans de métier dans un immeuble cossu le long du Nil. Nous connaissons tout le monde ici. Nous savons tout sur tous, leurs relations, qu’elles soient amicales ou non. Nous savons combien il y a de personnes dans chaque appartement, l’heure à laquelle elles le quittent pour se rendre à leur travail, et l’heure à laquelle elles rentrent… 
On l’aura reconnu : c’est bien sûr de l’incontournable bawab qu’il s’agit, concierge ou portier de son état, l’un des plus importants personnages de la société égyptienne. Une véritable institution. Que serait l’Égypte sans ses bawabs ?
Pour quel salaire effectue-t-il ce métier ? Faute de convention collective, contentons-nous du point d’interrogation. Vraisemblablement, la réponse est dans le cas par cas, compte tenu du nombre de résidents dans l’immeuble, des ententes préalables et, à l’évidence, des appoints en bakchichs.
Cet émigré de l’intérieur provient d’une région en pénurie d’emplois. La solidarité fait que l’éventuel nouvel arrivant trouve auprès de ses connaissances des pistes pour trouver lui aussi un emploi.
Tels qu’ils apparaissent dans les stéréotypes nationaux, écrit Frédérique Fogel dans “Figures nubiennes de l’ethnie, de la minorité, de la nation (Égypte, Soudan)”, les Nubiens soudanais sont chauffeurs de taxi ou Premiers ministres. En Égypte, ils ont longtemps détenu le quasi-monopole des fonctions de gardiens d’immeuble et de serviteurs dans les grands hôtels, les consulats et les ambassades, évoluant dans le milieu cosmopolite jusqu’à la révolution de 1952. Beaucoup perpétuent la tradition, au Caire, à Alexandrie et dans les pays du Golfe ; d’autres travaillent dans l’administration et occupent d’autres postes dans les services ; rares sont ceux qui renoncent au statut de col blanc.
Dans son “Dictionnaire amoureux de l’Égypte” (Plon 2001), Robert Solé complète le portrait type en ces termes : “La mobilité professionnelle n’est guère prisée dans ce métier. Un bon baouab vieillit sur son siège. Pas de retraite non plus : un vrai baouab meurt assis. Le métier est moins solitaire qu’il n’y paraît. La baouab est en contact permanent avec ses homologues des immeubles voisins. Il n’hésite pas à faire appel à eux pour déplacer un meuble trop lourd. Souvent les sièges se rapprochent, les soirs d’été, et l’on échange à perte de vue des propos définitifs sur les heures qui passent. Cet ange gardien est le gardien du temps.
 
Et pourtant, la roue du temps tourne, inexorable. Il est constaté que les Nubiens, célèbres pour leur fiabilité, leur dignité, leur imposante stature et leur “saveur rurale”, délaissent la fonction. “Le portier nubien, nous écrit Albert Arié, Cairote de longue date, est en voie de disparition. L'image traditionnelle du portier assis placidement à côté de la porte de l'immeuble, se grattant les orteils, est passablement écornée. Depuis déjà plusieurs années, les portiers nubiens ont été remplacés par des portiers originaires de la province d'Aswan ou de Haute-Égypte. Les deuxième et troisième générations ont boudé le métier et seuls les descendants occupent maintenant les terrasses, sans payer ni loyer ni électricité. À l'heure actuelle, les portiers sont en général des jeunes de Haute-Égypte, payés au SMIC par les locataires et vivant surtout de travaux supplémentaires dans l'immeuble ou même de ménages et bien sûr, les très grands immeubles ont fait appel à des sociétés de gardiennage, toutes dirigées par d'anciens militaires ou policiers.
Serait-ce bientôt la fin d’une époque ? Le “gardien du temps” aurait-il fait… son temps ?


article publié dans "égyptophile" : voir ICI

tarbouche


Il fut un temps où le port du tarbouche était une règle de bienséance masculine en Égypte. Tout au moins dans certains milieux.
Imposé depuis 1826 dans l’Empire ottoman par le sultan réformateur Mahmud II, le fez rouge (appellation locale du tarbouche) remplace le turban traditionnel, comme symbole de la modernisation sociétale, et est importé tout naturellement, par Ibrahim pacha, des rives du Bosphore vers celles du Nil, en changeant de nom.
 
Dans la fonction publique, la magistrature, l’armée ou la police, du plus modeste employé au roi lui-même, tous les hommes portent alors le tarbouche. Les officiers et fonctionnaires anglais l’adoptent, pour s’égyptianniser à bon compte et mieux s’insérer dans le décor. Quant aux Égyptiens désireux de s’occidentaliser, ils peuvent oser le complet-veston dans la mesure où ils ont la tête couverte de cet emblème national. Le tarbouche fait figure ainsi d’élément unificateur, de dénominateur commun, dans ce pays aux fortes disparités sociales, où se côtoient des nationalités différentes.” (Robert Solé) 
Combattant dans un premier temps le tarbouche, car non conforme à leurs traditions, les oulémas de l’époque finissent par lui trouver des “vertus religieuses” et à l’adopter. “Un bon musulman, poursuit Robert Solé, devait porter le tarbouche et non un chapeau à visière, parce qu’il ne craignait pas le regard de Dieu et pouvait ainsi, pendant la prière, tête couverte, toucher la terre du front. 
La rue Masna’ al-tarâbich (“fabrique de tarbouches”) au Caire rappelle la production locale de ce couvre-chef aux “airs de pot de fleurs renversé”. Toutefois, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce sont les fabricants autrichiens qui produisent les meilleures qualités et dominent le marché.  
Un siècle et demi après son introduction en Égypte, la mode du tarbouche subira le même sort que celui imposé en 1925 par Mustafa Kemal dans la toute nouvelle République de Turquie : sa disparition ! Dans son “Discours du chapeau”, Kemal Atatürk déclare que le fez est un “emblème de l'ignorance, de la négligence, du fanatisme et de la haine du progrès de la civilisation”. Et d’imposer le chapeau, “coiffure utilisée par le monde civilisé tout entier”. Puis de conclure : “S’il se trouve des gens qui hésitent, je les dénoncerai pour ignorance et sottise. Par étrange mimétisme, la suppression du tarbouche “est brutalement décrétée en 1952 par les officiers qui prennent le pouvoir [en Égypte] : ce symbole de l’ancien régime doit disparaître et ne sera pas remplacé. Seuls quelques hommes âgés continueront à porter le tarbouche. On n’en fabriquera plus désormais que pour les serviteurs des grands hôtels et les touristes, pour le folklore.” (Robert Solé)
À cette liste restrictive, il convient d’ajouter les acteurs et les shaykhs et les imâms, porteurs de la ‘amâma distinctive de leur fonction. Toutefois, l’industrie du tarbouche est définitivement révolue. Il ne reste plus actuellement au Caire qu’un seul (et dernier ?) fabricant, Mohammed Ibrahim, rue Al-Ghoria, entre Khan al-Khalili et Bab Zuweila. Pour un authentique tarbouche fait main (trois heures de travail), il faut compter, précise-t-il, de 20 à 250 livres égyptiennes. Tout dépend de la matière utilisée. 
La fabrication des tarbouches ne semblait pas particulièrement compliquée, nous rappelle à nouveau Robert Solé, notre guide au coeur des secrets de ce métier menacé de disparition. Pour feutrer le tissu de laine, on le battait dans une chaudière contenant de l'eau chaude et du savon en poudre. Puis on le passait à la forme [à l’aide de moules de cuivre ou d’argent, chauffés à la flamme, et d’une presse surdimensionnée], on redressait ses poils au moyen d'épines de chardon, et on le rasait. il ne restait plus qu'à le teindre et à lui donner l'aspect désiré.
Au fil des années, le tarbouche a légèrement changé de forme. Il est devenu moins haut et a surtout gagné en rigidité, en étant doublé de paille (invention due aux Anglais), ce qui présentait deux avantages : il ne se déformait pas et n’exigeait plus qu’un seul repassage par semaine.
Faisant transpirer et, semble-t-il, occasionnant une calvitie plus précoce, le tarbouche n’était pas adapté au climat égyptien. Mais il faisait réellement “couleur locale”. “Si vous posez côte à côte sur une table le chapeau européen et le tarbouche, observe l’un des héros du roman Le Tarbouche de Robert Solé, peut-être le premier l’emporterait-il. Mais mettez-les sur la tête, et vous verrez la différence ! (...) Le tarbouche est un objet vivant, un objet qui parle. regardez comme il se tient droit sur la tête des gens très sérieux, ceux qui ne veulent pas se faire remarquer. Chez les élégants, en revanche, il est presque toujours incliné sur le côté. À droite ou à gauche, selon les goûts et la personnalité. Mais si le tarbouche penche en arrière, son propriétaire fait généralement partie de la race des viveurs. (...) Quand le tarbouche penche en avant, vous pouvez être sûr d’avoir affaire soit à un imbécile, soit à un malappris.
Cela, c’était autrefois...
Quand Mohammed “al-tarbishi” prendra sa retraite, c’est toute une longue tradition égyptienne qui prendra sa retraite avec lui. Ainsi qu’un savoir-faire transmis de génération en génération.


article publié dans "égyptophile" : voir ICI

tahtib


On le compare parfois à la capoeira brésilienne, autre art d’origine africaine, à cause du rôle du public et d’une formation musicale. Une différence est toutefois évidente : le tahtib s’exerce avec un bâton, considéré comme une “extension du corps”.  
On fait dériver le mot “tahtib” de “hatab”, qui signifie “bois de chauffage”. De là à imaginer que cette pratique ludique et sportive est synonyme de l’art et de la manière de faire comprendre à son adversaire “de quel bois on se chauffe”, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas ! Elle porte d’ailleurs une appellation plus complète qui nous ramènerait au besoin sur la bonne voie : “fann al-nazaha wa-l-tahtib”, “l’art de la pureté de coeur et du bâton”. Autrement dit, les mauvaises intentions ou la volonté de faire mal à l’autre jouteur iraient à l’encontre de l’esprit même du tahtib et seraient immédiatement sanctionnées par le public dont le rôle est de rythmer l’évolution des acteurs et de les arbitrer lorsqu’ils évoluent dans un mauvais esprit, en trichant ou en affichant une agressivité exagérée. 
Alors que, jusqu’au XIXe siècle, les jouteurs se défiaient avec des armes en bois “suffisamment solides pour casser un os”, l’issue du combat sanglant étant parfois la mort, aujourd’hui, le bâton de tahtib est fabriqué en fibre de rotin, une tige creuse provenant d’Asie du Sud­-Est, pour éviter les blessures. 
Le jeu consiste à passer la garde pour porter une attaque, ou dans la terminologie égyptienne, passer “la porte” (al-bâb). Le vainqueur est le premier qui touche (effleure) la tête de son adversaire. Le combat se traduit par des moments d'extrême excitation suivie par une inquiétante immobilité où les adversaires s'épient et se jaugent en attendant la faiblesse ou le moment propice. Pendant les joutes, il n'est pas question de blesser son adversaire, les contacts sont symboliques ; ici, il ne s'agit pas de frapper réellement, mais de simuler un combat (tout est dans la technique et la concentration).” (arts-et-jeux-de-combats.fr)
Devenu à la fois chorégraphie, activité sportive et distraction festive, le tahtib puise ses origines dans l’époque pharaonique. On en trouve, précise le site internet tahtib.com, d’ “innombrables traces (gravures et dessins) laissés sur les parois des tombes de l’ancienne Égypte, depuis l’Ancien Empire jusqu’à l’arrivée d’Alexandre le Grand en Égypte. (...) Les codes du tahtib s’établissent vers 3200 av. J.-C., comme l’ont montré les fouilles menées par le célèbre égyptologue Zahi Hawass dans la région d’Abou Sir (...).” Les gravures qui y sont découvertes présentent le tahtib parmi d’autres activités sportives, mettant en scène des instructeurs et leurs jeunes élèves.
Le tahtib, rappelle la même source, “figure autant sur les parois des pyramides royales que celles de nombreuses tombes. (Il) n’était donc pas réservé à une classe sociale spécifique, mais partagé par tous. (...) (Il) traverse sans rupture l’histoire de l’Égypte. Ses représentations datant du Moyen Empire concernent des soldats à l’entraînement. Elles sont visibles sur les murs des tombes de Moyenne Égypte dans la nécropole de Beni Hassan dans la région de Minya. À la même époque, une autre forme de combat au bâton apparaît, celle du bâton court avec des codes différents de ceux du tahtib. Les représentations du tahtib se poursuivent dans le Nouvel Empire, notamment sur les murs des tombes à Louxor et celles de Saqqara. À cette époque, le tahtib devient aussi démonstratif. Avec des pas et des gestes “dansés”, il a une intention festive pour les spectateurs comme c’est encore le cas aujourd’hui en Haute-Égypte.
Art “martial”, au même titre que le tir à l’arc et la lutte, le tahtib l’est en réalité dans sa première expression, puisqu’il a été inventé et codifié pour exercer au combat les soldats royaux de l’ancienne Égypte, en leur apprenant comment se protéger contre un coup de bâton ou atteindre la tête de l’adversaire sans perdre son temps à taper sur le bâton ou ailleurs. Puis, au fil des siècles, les paysans et les bergers s’approprient cette pratique militaire pour la transformer en “jeu de défis” et en activité festive, accompagnée de danses et de musique traditionnelle, dans les villages de la vallée du Nil. 
Cette distraction, longtemps reléguée au rang de folklore pour les mariages, les mawlids ou autres festivités populaires, est aujourd’hui à nouveau réhabilitée comme un véritable art martial, grâce à quelques passionnés, dont le franco-égyptien Adel Paul Boulad, fondateur de l’association Seiza. Ainsi, “après sept ans de gestation et de planification animées par Adel Paul Boulad et ses équipes en Égypte et en France, Modern Tahtib est né le 6 Mars 2014. Modern Tahtib est une discipline martiale pratiquée au bâton : combats, rythmes et enchaînements.” L’association Seiza développe cette discipline sportive en liaison avec le Centre “Art du Bâton et Tahtib - Medhat Fawzi” de Mallawi en Haute-Égypte. 
Les instructeurs du Centre Medhat Fawzi et de l’association Seiza mettent en avant la double dimension - ludique et formatrice - du Modern Tahtib. En 2010, ils réalisent, en première mondiale, une démonstration au Festival International des Arts Martiaux à Paris, ainsi qu’un premier stage international en Égypte. En 2011, ils forment cinq écoles au Caire et organisent le premier tournoi interscolaire du tahtib. Actuellement, ils travaillent à la création en Égypte de l’Académie du Tahtib, dont la mission sera le développement artistique de l’activité, sa promotion et la formation d’instructeurs. Pour conforter de telles initiatives, l’Égypte a déposé un dossier de candidature auprès de l’Unesco pour faire reconnaître cette discipline comme patrimoine culturel immatériel. 
Quand on a un bâton dans la main, précise Adel Paul Boulad, la première chose qu’on apprend, c’est à respecter l’autre et à se respecter. Avec la percussion, on apprend de surcroît à entrer en harmonie avec les autres. (...) La codification de cet art écarte la violence. On transforme des principes guerriers en principe de développement de soi par le biais d’un art martial. Au cœur de l’opération, il y a le respect. 
Tout “martial” qu’il est, le tahtib est “porteur de valeurs sociales et éducatives universelles”. Une valeur d’exemplarité que l’on doit à l’Égypte !
 
article publié dans "égyptophile" : voir ICI