vendredi 5 octobre 2018

foul

Leopold Alphons Mielich (Austrian, 1863-1929) "The Ful Seller" - détail
Les Égyptiens s’abstenaient de manger des fèves ; ils n’en semaient point, et s’ils en trouvaient qui fussent crues sans avoir été semées, ils n’y touchaient pas. Leurs prêtres poussaient plus loin la superstition : ils n’osaient pas même jeter les yeux sur ce légume ; ils le tenaient pour immonde, et ils eussent plutôt mangé la chair de leurs pères. Pythagore, qui avaient été instruit par les Égyptiens, défendait aussi à ses disciples de manger des fèves ; et l’on dit qu’il aima mieux se laisser tuer par ceux qui le poursuivaient que de se sauver à travers un champ de fèves.” (Encyclopédie méthodique, de Charles-Joseph Pancoucke, 1788)
Pour étrange qu’il puisse paraître, cet interdit alimentaire semble avoir un rapport avec la mort. Après avoir noté que Diodore de Sicile contredit Hérodote en affirmant que les fèves étaient l'un des “fruits” les plus ordinaires en Égypte, puis mentionné que les Égyptiens les cultivaient “abondamment”, comme “la principale nourriture des chameaux”, la Description de l’Égypte, publiée entre 1809 et 1826, rappelle que, dans l’Égypte ancienne, “on croyait que les âmes des morts pouvaient être contenues dans les fèves”. Il valait donc mieux se garder de circuler dans les champs où poussait cette légumineuse pour éviter de fâcheuses rencontres !
Mettons plutôt les choses au point avec Monique Zetlaoui : “De très nombreuses traces archéologiques attestent (...) la culture des fèves en Égypte et leur usage en offrande. Des fèves ont ainsi été retrouvées dans le temple funéraire de Sahourê (Ve dynastie) et dans les nécropoles de Hawara et de Kahoum (XlIe dynastie). Le nombre de jarres contenant des fèves écossées offertes au dieu du Nil par Ramsès III, à Thèbes, est de la même façon impressionnant (deux séries d'offrandes, de 11 998 jarres l'une et 2998 l'autre), et confirme l'existence d'une importante culture dans le pays. Des papyrus trouvés à Fayoum authentifient enfin sa culture et sa consommation. (...) Les fèves étaient cultivées à grande échelle en Égypte ; elles étaient utilisées pour les offrandes funéraires ; les prêtres s'abstenaient d'en consommer. Mais de là à affirmer qu'elles furent bannies d'Égypte comme l'écrit Hérodote, il y a un grand pas.” 

Plus conforme à la réalité, cette présentation du Catalogue raisonné de l‛exposition égyptienne par la commission d‛Égypte, à l’Exposition universelle de 1873 à Vienne : “La fève sert de nourriture au fellah en Égypte ; celles de qualité inférieure se donnent aux bestiaux. (...) On monde la fève comme la lentille en enlevant la peau et divisant les deux lobes par l’action de deux meules. Dans cet état, on s’en sert pour faire des purées. On fait aussi griller les fèves dans le genre des marrons et les enfants pauvres mangent ce comestible. Le plus grand usage qu’on fait de la fève consiste à les faire bouillir, et en leur ajoutant un peu de sel et parfois un peu d’huile ; elle constitue la nourriture principale du peuple. Celles que l’on donne aux bestiaux sont mélangées avec des pois de qualité inférieure. 
Nous voici donc revenus à ce que nous connaissons de l’une des recettes les plus traditionnelles de la gastronomie sur les rives du Nil - le “foul médammes” - , ainsi qu’à ces scènes typiques des rues égyptiennes où l’on voit des serveurs plonger leur louche à long manche dans une sorte d’amphore métallique (la “qidra”), posée de biais sur un réchaud à gaz, d’où ils extraient l’appétissante purée brune, qui a mijoté de préférence toute la nuit, pour la servir généreusement dans des assiettes en fer-blanc ou en fourrer des galettes de “aïch baladi”. Il ne reste plus qu’à l’assaisonner au choix, avec de l’huile, du citron, du sel, du poivre… et à y ajouter du persil, des oignons, des tomates ou même des oeufs.
Bien sûr, vous dira-t-on peut-être, “ça tient au corps”. C’est en effet pour le moins roboratif ! Mais les fèves, précise le Dr Achraf Abdelaziz, nutritionniste à l’université du Caire, “sont des légumes riches en protéines, nécessaires à la constitution des cellules, favorisant la croissance et l’activité physique. Elles comportent également du fer et des minéraux, dont l’organisme a besoin.” De surcroît, le foul, poursuit le Dr Abdelaziz, “ne provoque ni arthrose ni maladies cardiaques et il ne favorise pas l’obésité”... en plus de la “sensation de bien-être chez la personne qui en mange” ! Pas l’obésité : nous avons bien lu ! 
Comment s’étonner alors que les Égyptiens, de toutes conditions sociales, en consomment globalement plus d’un demi-million de tonnes par an ? Par contre, l’Égypte en est venue à ne plus se suffire à elle-même pour son approvisionnement. “Selon le Dr Abdel-Azim Tantawi, ex-président du Centre des recherches agricoles, la superficie de la culture (de la fève) est passée de 350 000 feddans (147.000 ha) à 120.000 par an (50.400 ha). Une récolte estimée à 170.000 tonnes, alors qu’il faut à l’Égypte 540.000 tonnes pour couvrir ses besoins. Ainsi chaque Égyptien consomme en moyenne 6 kilos de fèves par an. Pour combler ce déficit, l’Égypte doit importer 370.000 tonnes de fèves, en particulier de Chine, où la fève est de moindre qualité par rapport à la production locale.” (Dina Darwich, “Al-Ahram Hebdo”, 16-22 juillet 2014) 
N’en déplaise donc à Hérodote et autres mauvaises langues, le “foul” est bien l’un des fleurons de la belle Égypte. Depuis les temps les plus anciens.
Et avant de nous mettre à table, bien qu’il n’y ait réellement pas d’heure pour déguster notre “foul” quotidien, rappelons-nous quand même ce dicton, extrait de ceux dont les Égyptiens ont le secret : “Foul du matin, repas du prince (“amîr”) ; foul du midi, repas du pauvre (“faqîr”) ; foul du soir, repas de l’âne (“hamîr”).“ 
Mes souvenirs n'ont pas vieilli - J'ai toujours le mal du pays, chantait Georges Moustaki, natif d’Alexandrie. Le chant la prière à cinq heures - La paix qui nous montait au coeur - L'oignon cru et le plat de fève - Nous semblaient un festin de rêve."
 
cet article a été publié dans "égyptophile" : voir ICI

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire