lundi 15 octobre 2018

nokta

L'humour égyptien, façon Gamal Abdel Nasser
 
Le mot arabe noukta - bon mot, mot spirituel, dicton, sentence - serait-il issu de la racine nakata, qui signifie “jeter quelqu’un avec violence par terre ; avoir la tête penchée et les yeux fixés sur le sol” ? Peut-être.

Il est bien connu en tout cas que les célèbres nokat (pluriel de nokta) sont l’une des expressions favorites de l’humour considéré comme une seconde nature pour les Égyptiens. En toutes circonstances, ils savent inventer ou reprendre à leur compte ces bons mots, qui leur offrent l’opportunité d’une pirouette de langage ou leur permettent au besoin de faire un pied de nez à une réalité parfois contraignante, voire dramatique.

“La nokta dans le parler des gens, écrit Amr Helmy Ibrahim dans la ‘Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée’ (1995), c’est le trait épicé, comique, la parole agréable qui touche l’esprit et le réjouit. (...) L’origine du sens de nokta dans la langue, c’est l’effet, la conséquence du retournement de la terre. (...) Si la nokta égyptienne est souveraine, c’est d’abord par ce que l’on pourrait qualifier d’excès de lucidité. Cet excès où tout membre authentique de la communauté reconnaît à la fois une vérité indiscutable et un danger irrémédiable, donc l’urgence d’en rire avant d’avoir à en pleurer.”

Dans son Voyage en Égypte, 1935, Eugène Fromentin notait, à propos des Égyptiens : “Ce peuple est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire, incroyablement gai dans sa misère et son asservissement. Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient. Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues, leur bouche toujours entrouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques, sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté, de l'insouciance, de la joie tranquille.”

Quant à Robert Solé, dans son Dictionnaire amoureux de l’Égypte (Plon, 2001), il décrit cette philosophie du quotidien en ces termes : “Rire - et d’abord rire de soi - est (...) une manière de ne pas pleurer. Quand les embouteillages bloquent le centre du Caire, on se résigne à emprunter le boulevard périphérique, mais après l’avoir surnommé “le cap de Bonne-Espérance”... Les Égyptiens ont l’art de transformer leurs difficultés ou leurs frustrations en histoires drôles, ces fameuses nokat (...) que l’on se raconte avec délices, parfois sous le manteau, et qui courent de ville en ville. Rien de tel pour lutter contre la dépression collective. En 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours et de l’humiliante défaite arabe, on a assisté à une telle floraison de blagues politiques que Gamal Abdel Nasser est intervenu publiquement : “Il faut faire attention, car nos ennemis pourraient en profiter.” (...) La nokta, comme le remarque la sociologue Ghislaine Alleaume, c’est “la réponse de l’historiette à l’Histoire”. Ou encore, selon Berto Farhi, “la lutte des faibles contre toutes les oppressions”. Il y a dans la nokta une manière déguisée d’exprimer une opinion politique, de refuser l’incurie et les excès du pouvoir. Les Égyptiens ont tendance à se moquer d’eux-mêmes et rarement des autres peuples : dans une anecdote mettant en scène plusieurs chefs d’État, c’est toujours le pharaon qui est ridicule. Mais ils s’acharnent gentiment sur leurs compatriotes du Sud, appelés Saïdiens, comme les Français le font pour leurs voisins belges.”

“Les Égyptiens sont les rois de la nokta, cette blague trempée dans l'acide, caustique, mordante, typique de leur humour gonflé à l'énergie du désespoir.“ (Claude Guibal et Tangi Salaün, L’Égypte de Tahrir, anatomie d’une Révolution, 2011)

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