jeudi 4 octobre 2018

gamousse

photo : Marc Chartier
Vous la croiserez inévitablement sur les chemins de la campagne égyptienne. Elle attire le regard des photographes et des simples curieux, sans se laisser impressionner par de telles attentions, les activités auxquelles elle est astreinte étant marquées par beaucoup moins de poésie !
Comment faut-il l’appeler ? Bufflonne, bufflesse ou buffle d’eau ? Retenons plutôt le nom de “gamousse”, qu’elle porte sur sa carte d’identité locale.
Quant au mode d’emploi, Robert Solé le résume ainsi : "Le fellah ne s’adresse pas à tous ses bovins de la même façon. Pour inciter une gamousse à boire, il lui crie “tirri !” (comme aux chèvres), alors que le bœuf a droit à un “bohig !” S’il veut s’en servir comme monture, il lui fait baisser la tête par un autre cri (“iqrin !”), s’asseoit entre ses cornes et se laisse glisser sur son dos au moment où elle se redresse." (Dictionnaire amoureux de l’Égypte, Plon, 2001)
Mais pour faire plus ample connaissance, intéressons-nous à ses origines. Plus précisément à son apparition sur le sol égyptien.
Elle a une célébrissime et très lointaine ancêtre : Hathor, présentée entre autres descriptions comme une déesse à forme de vache tenant le soleil entre ses cornes… Nous aurions sans doute aimé savoir que notre gamousse actuelle est une descendante en ligne directe de cette prestigieuse aïeule et des bovins que les artistes de l’ancienne Égypte peignaient sur les murs de certaines tombes thébaines. Mais que nenni ! “Les bovins d’Égypte pharaonique et les buffles de l’Égypte actuelle sont, non pas deux races, mais même deux espèces différentes : ‘Bos taurus’ pour les boeufs, vaches et taureaux, ‘Bubalus bubalis’ pour les buffles et bufflonnes (et donc, la gamousse). Ils n’ont aucun lien, et ne sont même pas interfertiles”, précise Annelise Roman-Binois, spécialiste en archéozoologie et paléopathologie animale, auteure d’une étude sur “L’élevage bovin en Égypte antique”.
J’ignore en revanche, ajoute-t-elle, quand le buffle a remplacé (en partie du moins) le boeuf en Égypte, ni de quand date la plus ancienne attestation de cette espèce dans le pays. Sauf erreur de ma part, le boeuf était encore seul présent à la période romaine ; je soupçonne donc que l’arrivée du buffle date du Moyen-Âge.
Le buffle, écrit en 1799 Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt dans son “Voyage dans la Haute et Basse Égypte”, est une acquisition des Égyptiens modernes ; leurs ancêtres ne le connaissaient pas, et c’est de la Perse qu’il a été amené dans leur pays, où l‘espèce est à présent généralement répandue et fort multipliée. Elle est même plus nombreuse que celle du bœuf, et elle y est également domestique.
Si une telle origine géographique s’avérait exacte, peut-être expliquerait-elle l’étymologie du mot ‘gamousse’ qui, semble-t-il, donne du fil à retordre aux linguistes. Le mot arabe ‘gâmûsa’ viendrait ainsi du persan ‘gâvmiš’. Aucun renseignement fiable n’étant à notre disposition, tous les avis sur la question seront les bienvenus !
En complément de description de cette sympathique et nonchalante gamousse aux yeux enjôleurs, dont on dénombre quelque 4 millions de têtes en Égypte, voici comment Fernand Leprette, en fin observateur et connaisseur de l’Égypte ‘profonde’, la dépeint : “La bufflesse manque de grâce avec ses vertèbres saillantes et bombées, son ventre ballonné et son front bas. Elle semble mal dégrossie. Ses cornes filent en arrière et dessinent une volute basse, elle aussi. Sa peau, qui a la couleur de l'asphalte, prend des reflets roses sous le ventre et autour des naseaux. Longtemps je lui ai trouvé le regard sournois et farouche. J'ai changé d'avis, peut-être à force de voir de tout jeunes enfants la conduire sans crainte ou grimper sur son dos à califourchon en criant à tue-tête. L'oeil large, d'un noir liquide, me semble, au contraire parfois apeuré, parfois tendre, souvent indifférent. Encore qu’elle soit, paraît-il, originaire de l'Inde, la bufflesse est l'animal caractéristique de l'Égypte, du moins de la Basse-Égypte. Elle tire la charrue, fait tourner la sakieh. Entre-temps, elle a ruminé tout son saoul dans un champ de bersim, sur la pente d'un talus ; elle s'est abandonnée avec délices à la douceur du ‘keif’, immergée dans le canal, - on n'apercevait plus que sa tête - immobile sous le soleil.” (Égypte terre du Nil, Plon, 1939)
En contrepartie de sa “force de travail”, la gamousse a le droit de se prélasser dans son élément de prédilection - l’eau du Nil - et, bien sûr, de refaire le plein d’énergie : herbivore, elle se délecte de bersim et autre menu gastronomique. “Actuellement, précise une étude collective menée en 2004, les prairies de bersim occupent encore beaucoup l’espace et fournissent du fourrage pendant 4 mois. Les pailles de riz et de blé ainsi que le maïs en vert contribuent aussi pour une grande part à l’alimentation animale. D’après un agriculteur-éleveur, un feddan permet de nourrir trois bêtes.” (“Étude d'un périmètre irrigué en voie de réhabilitation dans la province de Beheira, Delta du Nil”, sous la direction de Nicolas Ferraton)
Au chapitre des services rendus à la société des humains, outre la fourniture de lait (“plus abondant et beaucoup plus gras que celui de la vache”, écrit Robert Solé) et de viande, la gamousse est mise à contribution en attelage pour les labours et le fonctionnement de la noria irriguant les terres... Même ses déjections étaient (sont ?) utiles aux fellahs : “Le plus souvent les excréments sont ramassés et séchés au soleil, lit-on dans un compte rendu de la Société française de colonisation et d'agriculture coloniale publié en 1905, et, sous forme de plaquettes, servent à l'alimentation des fours de l'Arabe. Aussi à l'heure des repos et surtout le soir après le travail, autour de chaque village, perçoit-on une odeur particulièrement désagréable, produite par la combustion de ces matières séchées.
Dans un contexte plus moderne, les bouses de gamousse sont désormais utilisées pour la production de biogaz, notamment, à titre de projet pilote, dans deux villages du gouvernorat de Port-Saïd : Al-Amal et Rabiaa. Ce projet concerne pour l’instant 20 ménages au total, chaque fermenteur de biogaz fournissant au moins 30 emplois.
Seconde étape de cette chaîne de recyclage, selon un reportage de l’Organisation internationale du travail, en février 2017 : “Une fois que les excréments d’animaux ont fermenté dans la fabrique de biogaz, ils se transforment en substrat inodore, souvent de meilleure qualité que du fumier frais et donc plus efficace pour améliorer la qualité des sols.
Et le reportage de conclure: “Le biogaz devrait devenir une importante source d’énergie à l’avenir, ce qui contribuerait à préserver l’environnement, à résoudre les problèmes de pollution et à promouvoir une meilleure santé dans les communautés rurales.
Ces dernières considérations sont, certes, d’un réalisme malodorant. Elles font néanmoins partie du ‘portrait’ d’un “élément essentiel du cheptel local” en Égypte, qui contribue à l’activité économique quotidienne du pays pour ses produits laitiers, sa viande, son cuir, son aptitude à certains travaux des champs… “À cette compagne qui partage tous ses travaux et qui lui donne le lait, conclura pour nous Fernand Leprette, le fellah voue une tendresse rude, traversée d'injures, mais attentive, constante.” 


article publié dans "égyptophile" : voir ICI

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