samedi 6 octobre 2018

bakchich


“Le mot de ‘Bagchich’, écrit en 1866 le baron van Octave Ertborn dans Souvenirs et impressions de voyage en Orient, est déjà revenu à plusieurs reprises sous ma plume, et quoique presque tous les voyageurs en aient parlé, il joue un rôle si important en Orient, que je ne puis résister à la tentation d'en dire quelques mots. Il vous précède avant de débarquer, vous accompagne pendant tout le voyage, et c'est le dernier bruit qui vient frapper vos oreilles, lorsque vous quittez ces contrées ; c'est la buona mana des Italiens, tous ceux qui vous ont rendu quelque service le répètent à satiété, et lorsque mécontent vous prononcez la phrase terrible de Mafich bagchich, pas de récompense, ils restent atterrés et comme frappés de stupeur. Il vous fraie toutes les routes, il fait plier toutes les résistances, et les lieux les plus sacrés de l'islamisme sont à présent foulés par les chrétiens, grâce à l'influence prépondérante du bagchich ; ce n'est pourtant pas uniquement l'appât du lucre qui stimule les Orientaux, mais le bonheur de faire un petit gain, à l'abri du fisc ; ils sont en outre si sobres que la plus modeste pièce de monnaie leur donne leur pain quotidien ; ils vivent au jour le jour sans souci du lendemain, quoique d'un naturel beaucoup plus actif que la plupart des peuples du midi.”
Une année plus tard, l’industriel collectionneur d'objets d'art Émile Guimet relate pour sa part sa mésaventure, dans ses Croquis égyptiens : journal d'un touriste : “C’est le moment de la distribution des bakchichs et j'ai l'imprudence de faire le généreux avec Abdallah qui a gravi en cinq minutes la seconde pyramide ; je lui avais promis cinq francs, je lui en donne dix. Il paraît dans le ravissement, mais les autres qui avaient reçu sans rien dire des étrennes plus modestes se mettent à gémir, à supplier, à demander encore. Je suis obligé de leur dire des gros mots en arabe. Ils se calment, mais ne s'en vont pas et me gardent à vue.”
Raoul Lacour, enfin, dans son ouvrage L'Égypte d'Alexandrie à la seconde cataracte (1871), élargit la portée de cette pratique du “bakchich”, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Égypte : “Bakchich, c'est le premier mot arabe qui frappe l'oreille du nouveau débarqué. Les Français ont le pourboire et le pot-de-vin, les Allemands le trinkgeld, les Italiens la mancia, les Égyptiens le bakchich. Mais le bakchich d'Égypte a un sens plus large, et est d'un usage bien plus fréquent que ses congénères d'Europe : on donne deux piastres de bakchich à son ânier, Ismaïl a donné dix millions de bakchich à Fuad-Pacha. Tout se fait en Égypte par et pour le bakchich. Aucun fonctionnaire ne résistera à un bakchich proportionné au passe-droit demandé, et nul employé ne se donnera la peine de faire son devoir, si son zèle n'est stimulé par le bakchich. La douane, la répartition de l'impôt, la conscription, la justice, tout cela, affaire de bakchich. Le douanier reçoit le bakchich et laisse passer la marchandise ; le gain du procès est à celui des deux plaideurs qui donne le plus fort bakchich ; le cheik-el-beled fait peser l'impôt sur ceux dont il n'a rien reçu, et désigne leurs enfants pour l'armée ; s'il a palpé le bakchich, il dégrève le propriétaire et laisse l'enfant à sa famille. Il y a bien certains pays où, sous une autre nom, le bakchich existe ; mais il se cache, il est honteux, il craint l'éclat, la discussion de la presse, quelquefois même il a à redouter la sévérité des tribunaux. En Égypte, il se donne et se reçoit en plein jour, il est tout-puissant, il règne ! - Bakchih est roi, Ismaïl-Pacha n'est que vice-roi.”
Avec sa connotation diversifiée d’aumône, de pourboire, de cadeau ou de pot-de-vin, le bakchich est, dans un contexte égyptien, une pratique extrêmement courante, qu’elle soit considérée comme un acte pieux, un réflexe de savoir-vivre ou une réponse aux sollicitations d’une “économie encore largement informelle”.
Quoi qu’il en soit, retenons les propos nuancés d’un fin observateur de l’Égypte contemporaine : “Dans beaucoup de pays en développement, les salaires sont parfois si bas, et les inégalités sociales si criantes, qu’un bakchich peut aller de soi. Quand on sait ce que représente un dollar pour des gens modestes, il n’est pas étonnant que les mains se tendent, surtout devant l'étranger. Les Européens sont moins à l'aise pour s’en plaindre ou s’en gausser depuis que la mendicité a envahi leurs propres villes.” (Robert Solé, Dictionnaire amoureux de l’Égypte, Plon 2001)

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