vendredi 5 octobre 2018

molokheya


Impossible d’y échapper ! Connue également dans d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique, la molokheya fait partie des habitudes culinaires égyptiennes les plus populaires. Une véritable institution ! En dépit de sa saveur et de sa texture peut-être un peu déroutantes pour des papilles de “khawâga”, elle est bien un plat national dont les origines seraient même à chercher à l’époque pharaonique. “Mouloukhiya” - “mouloukiya” (royauté) : il n’y a qu’un pas linguistique facile à franchir, d’autant que, selon certains historiens, la molokheya était prescrite par les médecins aux rois lorsqu’ils étaient malades.
Elle est mentionnée dans quelques textes anciens des premiers siècles de l’ère hégirienne. Al-Maqrizi, par exemple, dans Itti'ath al-Hunanfa (395 AH), cite un ordre d'al-Hakim bi-Amrillah, lu dans toutes les mosquées, interdisant de manger de la molokheya parce que Mu'awya ibn Abi Sufyan, l’ennemi juré des chiites, l’a autorisée ! Une autre version mentionne la même interdiction de la part d’al-Hakim, mais faite uniquement aux paysans, pour réserver ce plat de choix à la seule table royale. Une décision qu’Ali al-Zâhir, surnommé al-Zâhir bi-llah, septième calife fatimide, s’empressera d’annuler en 418 AH.
Il paraît, commente Robert Solé dans son “Dictionnaire amoureux de l’Égypte”, que le calife fatimide al-Hakim (996-1021), qui n’était pas à une folie près, avait fait interdire ce plat au cours de son règne. On ne connaît pas d’autre souverain qui ait pris le risque de se rendre aussi stupidement impopulaire…
Le célèbre médecin, historien et égyptologue Muwaffak al-Din Abu Muhammad ben Yusuf ʿAbd al-Latîf al-Baghdâdî (1162-1231) écrit : “La méloukhia est plus aqueuse et plus humide que la mauve ; c’est une plante froide et humide au premier degré : on la sème dans les jardins potagers, et on la fait cuire avec la viande ; elle est très mucilagineuse. (...) Son emploi est mauvais pour l’estomac ; cependant elle apaise l’inflammation, rafraîchit, et passe promptement, parce qu’elle est de nature à glisser facilement.
Avant de devenir un plat, la molokheya est donc une plante - la Corchorus olitorius -, de la famille des Malvacées (mauves). Connue en français sous le nom de corète (corette), ou corète potagère, elle est constituée de tiges de couleur rougeâtre et fibreuses, de petites fleurs de couleur jaune, de feuilles simples et comestibles, d'un fruit en forme de capsule cylindrique gris/noir terminé par un bec, de nombreuses graines toxiques.
Cuisinées fraîches, séchées ou congelées, les feuilles de cette plante produisent une substance mucilagineuse qui donne à la soupe de molokhia sa texture particulière.
Les qualités nutritives de la molokheya sont multiples. Selon une étude du Département américain de l'Agriculture, 100 grammes de molokheya contiennent 1,94 g de protéines, 5,79 g de glucides, 0,14 g de matière grasse, 2,8 g de fibres, 219 mg de potassium, 7 mg de sodium. La molokheya est riche en vitamines et minéraux, à tel point que la simple énumération de ses vertus peut faire l’objet d’une liste à perdre haleine, qu’il s’agisse des vertus purgatives, diurétiques, toniques, épaississantes, adoucissantes, adhésives, fébrifuges, laxatives…
 

Sans nous focaliser sur les vertus médicinales de cette plante miraculeuse, faisons place aux plaisirs du palais, au fumet sans pareil d’un plat qui a été préparé avec un soin méticuleux, tel un rituel du bien manger au pays du savoir-vivre.
Rappelons tout d’abord les ingrédients de la molokheya au poulet (car il nous faut bien faire un choix sur un menu qui offre d’autres options !) : si possible, des feuilles de corette fraîche, ou, à défaut, des feuilles séchées ou même de la poudre fabriquée avec ces feuilles ; un oignon finement haché ; de la pâte de tomate ; plusieurs gousses d’ail hachées ; de la coriandre ; du sel, de l’huile ; éventuellement, un cube bouillon de poulet ; et, bien entendu, un poulet.
Et maintenant, aux fourneaux ! Mais comment privilégier telle recette plutôt que telle autre, parmi les mille et un conseils proposés par les revues ou ouvrages de cuisine, sans faire offense aux secrets qui se mijotent d’une famille à l’autre ? Voici, à titre de simple exemple, celle de “Recettes et terroirs” : “Faire bouillir 1 litre d'eau avec sel, poivre et l'oignon entier épluché. Y faire cuire le poulet fermier pendant 20 minutes pour obtenir un bouillon de viande goûteux. Retirer le poulet et le réserver pour en faire le plat principal. Le faire cuire au four pour le rendre plus croustillant environ 25 minutes. Faire bouillir le bouillon jusqu'à ce qu'il ait diminué de moitié. Retirer l'oignon, ajouter 2 gousses d'ail écrasées, le sachet de molokheya et la coriandre. Faire cuire à feu doux ; la soupe ne doit pas bouillir. Pendant ce temps, dans une petite casserole, frire les 8 autres gousses d'ail. C'est ce qui donnera le goût si particulier de la molokheya. Incorporer à la soupe, mélanger. C'est prêt ! Ce plat se mange accompagné de riz ou avec du pain pita.
Restons sur les rives du Nil, en compagnie de Robert Solé : “Au premier abord, (la molokheya) peut surprendre, mais un palais un peu entraîné n’en finit pas de l’apprécier. Il faut un tour de main particulier pour hacher les feuilles de corette potagère qui en constituent la base. Elles sont jetées au dernier moment dans un bouillon, auquel ont été ajoutés quelques gousses d’ail et du coriandre pilé, revenus dans du beurre. Cette soupe verte est accompagnée de riz, de viande ou de poulet, d’oignon, de vinaigre et de pain sec, mais pas n’importe comment : chaque convive dispose les différents ingrédients dans son assiette selon un rituel personnel. Manger la molokheya s’apparente à une liturgie.
(Dictionnaire amoureux de l’Égypte, Plon, 2001)
Le rituel de la molokheya commençait. En attendant les soupières, chacun formait un monticule de riz dans son assiette creuse. Il y faisait un trou, au sommet, pour y déposer une ou deux cuillerées d’oignons hachés au vinaigre. Ensuite, nos routes se séparaient. Les enfants de Lola versaient d’abord la soupe fumante aux parfums d’ail et de coriandre. Nous, les Yared, nous n’aurions à aucun prix accueilli la molokheya sans avoir garni au préalable notre assiette des autres ingrédients : morceaux de viande ou de poulet et lamelles de pain sec grillé. C’étaient deux écoles inconciliables.” (Une Soirée au Caire, Le Seuil, 2000)
Et comment résister à cette “liturgie” telle que le même auteur la dépeint avec gourmandise dans un autre de ses ouvrages : “De sa voix chantante, la tante Lola rameutait les troupes :
- À table ! La molokheya n’attend pas.
Georges bey avait déjà pris sa place. En face de lui, le Père André, soutane noire en hiver, blanche en été, les mains jointes et les yeux mi-clos, obtenait un moment de silence pour demander au Seigneur de nous bénir, de bénir ce repas et ceux qui l’avaient préparé. On se signait, puis le flot de paroles, de rires et de cris reprenait de plus belle, à la table des grands comme à celle des petits.



Un cordial merci à Robert Solé qui m'a autorisé à reproduire des extraits de ses deux ouvrages mentionnés ci-dessus.

Cet article à été publié dans "égyptophile" : voir ICI

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